En proposant de parler de la politique linguistique de la Francophonie face à la problématique de l’anglais, je mesure bien le degré de la responsabilité qui m’incombe en abordant un sujet apparemment inoffensif mais qui comporte quelques pièges. On ne peut débattre d’un tel sujet sans être perplexe parce qu’il se pose le grand problème de la perspective dans laquelle il faut amorcer la réflexion. Je le ferai bien avec beaucoup de modestie. En effet, une analyse honnête peut, certes, nous apprendre que le cadre général de la Francophonie, à l’image de tous les autres domaines, nous condamnerait à la modestie. Modestie parce que, dans un monde où l’utilitaire et l’opérationnel prennent le dessus certains pensent que s’intéresser à la Francophonie et à la langue française serait un engagement à une cause d’avance perdue, l’anglais ayant déjà gagné du terrain dans l’espace mondial. En tout cas, nous aurions tout l’air de parents pauvres dans un univers où l’efficacité est fonction de du coefficient de rentabilité. Modestie aussi face à l’engouement manifesté par certains francophones pour l’anglais. Il suffit de se référer à la tendance des francophones dans des rencontres scientifiques ou politiques nationales ou internationales à abandonner leur langue au profit de l’anglais à la suite de la présence d’une minorité d’anglophones ne pouvant s’exprimer en français. Devons-nous donc vivre notre modestie comme misère étant donné que misère signifie incommodité ? Discours scandaleux et scandalisant, dans un cadre où l’on s’attend à se donner des lettres de noblesse. Ne serait-il pas judicieux d’ériger une interrogation en plaçant l’accent sur la pertinence d’une réflexion partie d’expériences multiples sur les fluctuations du devenir de la langue française et de la Francophonie ?Plusieurs questions transparaissent derrière celles fondamentales qui interpellent au plus haut point ma triple conscience historique de linguiste , d’enseignant-chercheur en didactique du français langue étrangère et d’acteur de la Francophonie pour avoir eu à une étape de mon existence , la charge d’assurer la promotion de la langue française dans le monde comme fonctionnaire à l’Organisation internationale de la Francophonie. On doit par ailleurs s’interroger, avec raison aujourd’hui, sur la place actuelle, les finalités et le destin de la langue française dans le monde et de la Francophonie face à l’émergence de l’anglais. Cette question cesse de paraître banale, devient même angoissante quand on est attentif au triomphe de la lutte pour son identité francophone face à l’extension progressive de la langue, de la culture et de l’influence anglo-américaine et à la non maîtrise manifeste du français dans l’espace francophone entraînant même le risque de sa fragmentation. Devant la menace qui pèse sur l’évolution de la langue française, je me pose une série de questions auxquelles je propose quelques réponses ? L’émergence mondiale de l’anglais implique-t-elle à terme la disparition de toutes les autres langues ou de la majorité d’entre elles ? Cette interrogation s’inscrit dans la recherche d’une réponse sur la vision de la politique linguistique de la francophonie face aux rapports entre la langue française et la langue anglaise.
Pour répondre à ce questionnement, j’ai organisé mon propos en cinq axes de réflexions :
1.La langue française et la Francophonie seraient-elles en situation de détresse face l’émergence de la langue anglaise ?
2.La politique linguistique de la Francophonie au fil de son histoire : une marche vers le renforcement de la cohabitation du français et les autres langues ?
3.L’anglais dans la politique linguistique de la Francophonie : une langue partenaire du français ?
4.Quel est l’impact du partenariat du français et les autres langues dont l’anglais sur la structure interne et externe de la langue française ?
5.Politique intégrée de promotion de la langue française : voie de solution face à l’émergence de l’anglais ?
1.La langue française et la Francophonie seraient-elles en situation de détresse face à l’émergence de la langue anglaise ?
-On note une certaine persistance de la perte d’influence de la langue française, voire de son déclin dans le monde. Ce mouvement serait plus prononcé dans l’avenir, la relève s’intéressant davantage à l’anglais qu’au français.
– L’indifférence de l’opinion publique sur la question du devenir de la langue française, alliée au sentiment défaitiste des individus et des Etats, qui estiment que le combat est déjà perdu et de la trop grande fixation de certains gestionnaires de la langue française sur le cas de l’anglais, alors que l’attrait de ce dernier est essentiellement extralinguistique et se trouve lié au poids politique, économique et communicationnel .En réalité , la langue française a bénéficié, après son implantation dans l’espace francophone africain, d’un prestige et d’un rayonnement remarquable comme langue d’enseignement ou encore comme langue officielle, mais elle tend à perdre cette position privilégiée, dans certains domaines, au profit de la forme appauvrie de l’anglo-américain, langue dominante qui connaît de nos jours une expansion d’une ampleur sans précédent dans le monde.
-La situation des organisations internationales est à ce sujet très significative. Un document intitulé « Stratégie pour le respect et le rayonnement du français et du multilinguisme au sein des organisations internationales basées à Genève » établi par la représentation permanente de l’OIF souligne le recul du français comme langue officielle et langue de travail des organes délibérants, la perte de terrain du français, la difficulté d’accessibilité d’une information multilingue dans les publications et les sites de ces organisations. Dans les Organisations africaines notamment à l’Union africaine dont trente pays membres sont aussi membres de l’OIF, le français est l’une des langues officielles. Dans le fonctionnement quotidien, la Commission de l’Union africaine utilise presqu’exclusivement la langue anglaise. Globalement, on estime à 30% le nombre d’ouvrages disponibles en français à la bibliothèque de l’Union africaine. L’information officielle accessible sur le site Internet est disponible en français mais l’actualité est fournie en premier lieu en anglais. D’après les textes, la maîtrise d’au moins deux langues officielles est requise. Mais dans la pratique, c’est la langue anglaise qui prime. La situation n’est pas plus rassurante à l’Union européenne. La langue française qui, au départ, disposait d’un réel statut international, se trouve, avec les diverses phases d’élargissement passée et à venir, dans une position largement inférieure par rapport à l’anglais.
-L’insuffisance des ressources disponibles pour assurer l’expansion du français, l’offre du français sur le plan mondial étant nettement inférieure par rapport à la demande.
-La décolonisation inachevée de l’image de la langue française et sa capacité plutôt relative de nommer la modernité scientifique et technologique. En effet, certaines études réalisées ( voir rapport établi pour la Société des gens de Lettres de France) par Jean Pierre Digard, décembre 2004) , montrent que comme langue de science, la langue française est devenue minoritaire .Pour ne reprendre que le domaine des publications ,en 2001,le décompte par langue place le français avec 21779 publications (soit 2 ,1% du total mondial),en deuxième position des langues de science, mais très loin derrière l’anglais avec 955036 titres(soit93,9% du total).Ces chiffres, déjà faibles, s’inscrivent dans un mouvement lent mais régulier de décroissance des publications scientifiques en français. Celles-ci représentaient en effet, 2,1% du total mondial en 2001, 1,7% en 2002, 1,6% en 2003.
– « L’étude sur l’usage des langues vivantes dans la recherche (ELVIRE) menée par l’Institut national d’études démographiques(INED) pour avoir dressé, à son temps, un état des lieux approfondi des pratiques et des opinions individuelles relatives aux langues vivantes dans la recherche. D’après les premiers résultats de cette enquête,92% des répondants estimaient que l’anglais était la langue internationale la plus utilisée. Elle est la seule langue pratiquée dans la recherche pour 65% des chercheurs, l’allemand s’y ajoute avec 6% des cas et l’espagnol dans 5% des cas. L’anglais est utilisé par environ 98% des scientifiques au cours de leurs travaux tandis que les autres langues sont utilisées dans respectivement 16% et 15% des cas. Environ 63% des chercheurs utilisent l’anglais quotidiennement ou presque dans leurs travaux… »(Voir La langue française dans le monde 2010,Paris, Nathan-OIF,2010,PP319-320).
-La rigidité de la norme propre à la langue française qui l’empêche d’accéder au rang de la langue à la mode (voir à ce sujet Diversité culturelle et linguistique : quelles normes pour le français, Paris, AUF, 2001). La nature du français dans le monde est fonction de ses contacts avec les autres langues entraînant un impact réel sur sa structure. Dans ce mouvement de contacts et d’échanges, les structures nouvelles se superposent sur les anciennes, compliquant l’orientation des vecteurs finaux qui façonnent les dialogues entre les langues. Le français qui constitue l’outil de travail et de communication des francophones, socle de la Francophonie, est l’objet de contacts avec d’autres langues provoquant ainsi sa diversification .Diversité des langues mais aussi diversité du français ,car le français sous l’influence de son environnement risque d’éclater en plusieurs variétés discontinues entre elles dont quelques-unes sont en relation de continuité avec des formes d’expression de l’environnement qui les utilise, soit un ensemble continu de parlers dont la variabilité dépend de la compétence du locuteur. Il y a là perturbation des normes de référence. Le passage de la norme aux normes ne donne-t-il pas naissance à la fragmentation en plusieurs types de français ? C’est en ayant conscience de toutes ces réalités qu’on finit par se poser la question sur la nature du français à enseigner dans le contexte plurilingue africain au regard de la diversification dont il est l’objet .Il en est de même des stratégies et des outils didactiques à mettre en place pour l’enseignement des langues dans ce contexte africain comme le souligne le rapport général des Etats généraux de l’enseignement du français en Afrique francophone subsaharienne : « Parmi les principales questions posées émerge celle de la nature et de la qualité du français à enseigner en Afrique .Les bilans minutieux et parfaitement convergents auxquels se sont livrés tous les observateurs et acteurs de terrain présents à Libreville font apparaître un certain nombre de questions préalables qui doivent aujourd’hui être pris en compte… » Quel type de français doit-on enseigner ? Doit-on tenir compte de ces particularités ? Autant de questions qui se posent dont il faut tenir compte à un certain niveau de formation et de maîtrise de la langue française pour éviter de compromettre l’intercompréhension.
Et pourtant…
Malgré ce constat quelque peu sombre de la situation du français dans le monde, la langue française occupe encore une position confortable dans le paysage linguistique mondiale :
-Parler de la situation du français dans le monde évoque à la fois son statut dans le monde, son usage traduit par le nombre de ses locuteurs et sa nature. Les études récentes font état de 220 millions de locuteurs de français langue maternelle, de 61 millions de locuteurs maîtrisant partiellement le français et de 89 millions de jeunes ou d’adultes qui ont choisi d’apprendre le français. La langue française est parlée sur les cinq continents par 265 millions de personnes. Elle est le lien fondateur de 88 Etats dont 32 l’ont adoptée comme langue officielle. Treize pays l’ont comme l’unique langue officielle, en Afrique (Bénin, Burkina Faso, Congo, Côte d’Ivoire ,Gabon, Guinée, Mali, Niger, République démocratique du Congo, Sénégal, et Togo) et en Europe (France et Monaco).La langue française partage le statut de langue officielle avec une ou deux autres langues dans huit pays d’Afrique (Burundi, Cameroun ,République centrafricaine, Comores, Djibouti, Guinée Equatoriale, Madagascar et Rwanda), dans deux pays d’Amérique (canada, Haïti), dans trois pays d’Europe (Belgique ,Luxembourg ,Suisse),dans un pays de l’Océanie (Les Seychelles et dans un pays d’Asie (Vanuatu).Il y a lieu de noter la présence des pays qui ont le français comme langue non maternelle et non officielle .C’est le cas en Afrique du Nord (l’Algérie, le Maroc ,la Tunisie ,l’Egypte),en Europe Centrale et Orientale(la Moldavie, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce ,etc.).
-Dixième langue du monde par le nombre de locuteurs, elle est la deuxième langue (après l’anglais), par l’étendue spatiale et par le positionnement comme « langue officielle » dans une trentaine d’Etats (quarante-cinq pour l’anglais !).
-La langue française est la deuxième langue étrangère la plus choisie dans le monde. Dans les organisations internationales, comme langue de communication mondiale, elle est la langue officielle et de travail de l’ONU (avec l’anglais, le russe, l’arabe, le chinois et l’espagnol) ,du Conseil de l’Europe, de l’OCDE et de l’OTAN(avec l’anglais),de l’ALENA ‘avec l’anglais et l’espagnol),de l’Union africaine(avec l’anglais ,l’arabe ,le portugais et le swahili) ( cf. R. Renard, Ethique de la Francophonie, CIPA,2006).
-La langue française est la langue par excellence de création littéraire. En effet, la langue française ne trouve de prestige et ne pourra garder son statut de langue internationale, de langue d’émotion aussi, qu’à condition qu’elle continue à être illustrée et utilisée par des écrivains comme langue d’écriture privilégiée. Maïs pourquoi choisissent-ils la langue française comme langue d’écriture[1] ? Il faut se tourner vers les écrivains qui ont choisi le français comme langue d’écriture pour trouver réponse à cette question délicate. Pour les écrivains issus des pays africains francophones, le choix de la langue française peut sembler une contrainte mais différentes sensibilités se font jour dans ce rapport à la langue d’écriture.
Jacques Chevrier distingue trois types de réactions : les réticents comme Sembene Ousmane qui écrit à contrecœur en français et se prononce paradoxalement en français pour une politique linguistique favorisant les langues africaines : « On ne décolonise pas l’Afrique avec les langues étrangères. La langue est un problème national ».Les réalistes acceptent le fait historique en écrivant en français tout en regrettant de ne pouvoir écrire en langue africaine, comme Jean-Baptiste Tati-Loutard qui reconnaît que la littérature congolaise orale est certainement sa littérature la plus accomplie dans la mesure où elle s’accorde parfaitement avec les traditions culturelles .Mais ,il ajoute qu’elle est en train de perdre son support et son statut et que le passage par le français est un biais obligé. Tchikaya U Tam’si va dans le même sens et accepte le recours au français comme phénomène naturel mais à condition de le « tropicaliser » : « La langue française me colonise. Je la colonise à mon tour. » Enfin, il y a les enthousiastes comme Senghor qui multiplie les professions de foi favorables au français, comme dans la postface de son recueil Ethiopiques :« C’est le sceau de la Négritude, l’incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles : les forces du Cosmos. Mais on me posera la question : « Pourquoi, dès lors, écrivez-vous en français ? » Parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle. Car je sais ses ressources pour l’avoir goûté, mâché, enseigné et qu’elle est la langue des dieux. Ecoutez donc Corneille, Lautréamont, Rimbaud, Péguy et Claudel. Ecoutez le grand Hugo. Le français, ce sont les grands orgues qui prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits-si rares dans nos langues maternelles-, où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang ; les mots français rayonnent de mille feux, comme des diamants, des fusées qui éclairent notre nuit. »
Des raisons d’espérer…
Au regard de ce paysage, le maintien de la langue française dans son statut de langue de communication mondiale et des études françaises est donc une nécessité vitale, à la fois pour ne pas être complice de l’atrophie du patrimoine linguistique mondial et pour ne pas accentuer la marginalisation de vastes régions du Sud, notamment l’Afrique, pour qui l’accès à la mondialisation, pour des raisons historiques, ne peut se réaliser, dans l’immédiat, que par elle. L’enjeu dans cette perspective, serait de consolider les positions déjà acquises par la langue française grâce à l’existence des départements d’études françaises dans le monde et, de là, de lui assurer un grand rayonnement, y compris au sein des institutions régionales, en tenant compte de la diversité de la demande, de la prise en compte des plurilinguismes nationaux et de l’appropriation du français par les communautés nationales et régionales.L’Europe constitue le berceau originel de la langue française, terrain où elle a connu une forte expansion, à travers des siècles, comme langue des élites, en même temps qu’elle essaimait sur les autres continents comme langue administrative. Ici comme ailleurs, elle a bénéficié, après son implantation, d’un prestige et d’un rayonnement remarquable comme langue d’enseignement ou encore comme langue officielle. L’enjeu serait d’élaborer des actions concrètes de diffusion de la langue française et de négocier son statut dans le paysage linguistique mondial pour ainsi mettre en place une dynamique spécifique capable d’assumer cette situation concrète.
Comme on le voit, la mise en place de dispositifs cohérents de formation dans ce secteur demeure ainsi une priorité, de même l’élaboration de solutions contextualisées impliquant la focalisation sur la langue française offrant des perspectives professionnelles et le développement d’une coopération régionale.
On ne peut s’imaginer inverser la tendance linguistique dans le monde sans la mobilisation de tous les Etats et gouvernements et des milliers de fonctionnaires francophones exigeant la reconquête de la parole des diplomates et agents des organisations internationales et une concertation autour de l’action de promotion du français. L’identification préalable des contraintes susceptibles de limiter l’usage de la langue française dans les institutions permet de circonscrire les déclinaisons tactiques nécessaires.
Pour l’Afrique Subsaharienne, un travail doit être accompli pour permettre de nouvelles approches curriculaires et l’accent doit être mis sur la définition des compétences de base en français dans un contexte multilingue. Ce mouvement doit obligatoirement s’accompagner de mesures spécifiques pour la formation de maîtres de l’école de base par le renforcement de leurs compétences linguistiques en langue française. La question de la qualité de l’enseignement doit être au cœur des préoccupations. Il faut aussi réaliser des actions susceptibles d’améliorer effectivement l’articulation entre le français et les autres langues nationales dans l’apprentissage du français. La stratégie devrait consister dans le soutien à des actions de terrain pour la diffusion de la langue française notamment dans l’enseignement du français et en français.
Il faut accompagner et soutenir la forte demande en faveur de l’enseignement du français et en français. Le renforcement des politiques linguistiques et éducatives est à prendre en considération afin de permettre aux pays africains d’obtenir une amélioration des compétences des élèves, une meilleure adaptation à un enseignement supérieur de qualité.
Les mesures incitatives et clairement volontaristes, au sein des systèmes éducatifs, pour un apprentissage construit du français et en français permettront de résoudre à terme ces difficultés ou à les atténuer. Dans le cadre d’un multilinguisme équilibré, le français devrait en effet être perçu comme un atout de développement, d’échanges, de mobilité et de promotion de la diversité culturelle. Là mise en place de dispositifs cohérents de formation dans ce secteur demeure ainsi une priorité de même que l’élaboration de solutions prenant en compte la gestion du multilinguisme.
Aujourd’hui, on s’intéresse beaucoup à l’avenir du français (Voir à ce sujet l’ouvrage produit sous la direction de J. Maurais, P. Dumont, J. M. Klinkenberg, B. Maurer et P. Chardonnet, L’avenir du français, Paris-Montréal, éditions Archives contemporaines et AUF, 2008. Pour assurer l’avenir du français dans le monde, il faut des stratégies fortes car l’existence et la réalité d’une langue se situent dans l’esprit des personnes qui l’utilisent. Elle ne peut exister que si une communauté la parle et la transmet. Dans ce contexte, la force d’une langue repose avant tout sur la jeune génération qui doit bien l’apprendre car les langues sont en danger lorsqu’elles ne sont plus transmises. La Francophonie joue à ce sujet un rôle important dans le domaine de l’enseignement du français. Le français a un réel atout que constitue la communauté francophone. La multitude d’instances et d’organismes chargés de promouvoir le français dans le monde constitue une force dans la mesure où les différents acteurs engagent dans le bilatéral et dans le multilatéral, des actions coordonnées, résolues et d’ampleur pour garantir l’avenir de la langue française dans le monde. Mais la promotion institutionnelle de la langue serait vaine sans son usage et celui-ci est, en définitive, un acte individuel qui relève aussi de la responsabilité de chacun.
Pour l’efficacité des actions à venir, il est question :
-de mettre au point un système d’analyse statistique pour juger, à l’avenir, de l’effectivité de l’usage du français dans le monde et dans les organisations internationales par la consolidation d’un « observateur du français et du plurilinguisme »
-de mobiliser les pays membres de la Francophonie à une meilleure prise en compte de la conscience de la nécessité d’une action efficace de nature à assurer le rayonnement de la langue française.
-de renforcer la coopération avec les autres organisations et les organismes linguistiques francophones intervenant dans le domaine de la promotion et de l’enseignement du français dans le monde.
En réalité, puisqu’en dépit de sa diversité, la langue française est « une », elle devrait en principe faire l’objet d’une politique commune de son affirmation et de son rayonnement. Une politique qui aurait pour effet non seulement de confirmer le statut communautaire de la langue, mais de permettre la mise en commun des moyens disponibles au service de son développement. Il revient à la Francophonie institutionnelle, qui est le lieu tout indiqué de mobilisation générale en faveur du français, de mettre en place une telle politique globale, capable d’inspirer l’ensemble des interventions possibles, bilatérales et multilatérales, institutionnelles et privées. Ce rôle de la Francophonie devrait s’exercer au moins à deux niveaux : d’abord celui de l’élaboration et du suivi de cette politique globale, ensuite celui de suivi des stratégies ciblées, par régions et par domaines. Dans la mise en œuvre de toutes ces stratégies, on s’appuierait sur les réseaux composés des acteurs de terrain notamment les services des langues des pays membres, les offices des langues, les observatoires de langues, les institutions et les conseils des langues. Pour cela, la mise en place des réseaux des opérateurs et organismes linguistiques de terrain à composition légère pour la maîtrise du tissu concret de la politique des langues sur le terrain est nécessaire. Et, là, la présence des départements des études françaises est d’une importance capitale.
2.La politique linguistique de la Francophonie au fil de son histoire
La langue française est le lien fondateur de la Francophonie[2] qui regroupe depuis ses origines l’ensemble des pays ayant cette langue en partage. Mais le français, dans son expansion n’est pas tombé sur une sorte de tabula rasa linguistique. Il est entré en contact avec d’autres langues dont les rapports méritent d’être définis et pris en compte dans la politique linguistique de la Francophonie. Par ce fait la Francophonie dans son évolution a progressivement adapté sa politique linguistique à un objectif plus fondamental, celui du respect absolu des langues et des cultures des pays membres, avec comme toile de fond la diversité linguistique appuyée par le partenariat des langues dans le monde. Les décisions des instances à travers les Sommets, les Conférences des Ministres et le Conseil permanent de la Francophonie fondent le fil conducteur de la politique linguistique de la Francophonie depuis ses origines. La politique linguistique de la Francophonie est fondée sur l’importance accordée à la langue française comme lien fondateur, la coexistence de la langue française avec les autres langues, le multilinguisme et le partenariat des langues reçus comme une source d’enrichissement. Le français doit compter de plus en plus avec les langues partenaires qui se répartissent en trois catégories :
-d’abord, des langues transnationales organisées en aires linguistiques avec lesquelles des alliances interlinguistiques sont possibles, comme l’arabe, le portugais, l’espagnol et l’anglais ;
-ensuite les langues écrites de l’espace francophone, qui sont dans un rapport de convivialité avec le français comme le bulgare, le vietnamien, le roumain, etc.
-enfin les langues africaines et créoles dont l’effort d’aménagement dépend pour une large part des rapports avec les anciennes langues coloniales.
Cette toile de fond conduit à deux questions fondamentales : Comment promouvoir le multilinguisme tout en consolidant la Francophonie ? Comment promouvoir la langue française en gardant des rapports de convivialités avec l’anglais, au risque de se faire phagocyter ?
L’objectif de ce partenariat est le développement harmonisé du français pour son utilisation dans divers contextes aux côtés des autres langues comme l’anglais.
- La problématique de l’anglais et le partenariat des langues
L’anglais fait donc partie d’une catégorie des langues partenaires de la langue française dans le monde. En effet, le concept de langues partenaires et plus généralement de partenariat linguistique a investi le discours francophone. Il a progressivement supplanté des expressions comme dialogue des langues, des cultures et des civilisations qui, aujourd’hui, semblent avoir fait leur temps. La précision sémantique est d’importance ici du fait de la multiplicité des termes couvrant les réalités sensiblement différentes, bien que se rapportant à la même réalité des langues en contact avec le français. Le mot partenaire évoque plusieurs définitions dont celle-ci : « Personne avec laquelle quelqu’un est allié » et du mot partenariat « association d’entreprises, d’institutions en vue de mener une action commune. » A cet égard, on parle d’accord de partenariat. En aucun cas, il n’est fait mention de langue à laquelle serait adjoint l’adjectif partenaire. C’est en 1995 que le syntagme « langues partenaires » est utilisé par le Président Abdou Diouf, ancien Secrétaire général de la Francophonie, lors du Sommet de Cotonou. Les conditions de partenariat sont d’abord la possibilité pour chaque partenaire de se faire connaître en tant que partenaire, ensuite, l’échange et enfin le contrat prenant en compte les intérêts des uns et des autres.[3] Dans la version maximale de ce partenariat, l’anglais fait partie de la catégorie des langues transcontinentales organisées en aires linguistiques avec lesquelles des alliances interlinguistiques sont possibles. Autant la Francophonie dans sa stratégie a engagé un dialogue avec les autres espaces linguistiques comme la lusophonie, l’hispanophonie, l’arabophonie autant les contacts existent entre les pays anglophones et l’Organisation internationale de la Francophonie qui a intégré parmi ses membres certains pays anglophones (le Ghana,). Ne s’agit-il pas là d’un mariage de raison ? Il apparaît donc qu’entre la convivialité et la guerre des langues semble exister un éventail d’attitudes possibles entre langues, allant de l’indifférence jusqu’à la guérilla linguistique en passant par la tolérance mutuelle, la complémentarité tactique, la surveillance réciproque. En réalité, le défi, c’est de parvenir à rationaliser ce sentiment diffus, de transformer le simple rapport de juxtaposition en une relation dynamique, pour davantage communiquer. Comment s’organise ce partenariat dans un contexte où se côtoient cohérence et contradiction au fond idéologique qui sous-tend souvent ce concept de partenariat du français et les autres langues avec lesquelles il est en contact ? En préconisant le partenariat linguistique, la Francophonie ne risque-t-elle pas d’introduire en son sein les germes de la destruction de son lien fondateur qu’est la langue française en proie à la diversification suite au contact avec d’autres langues ?
4.Quel est l’impact du partenariat du français et les autres langues dont l’anglais ?
Le partenariat des langues dans un contexte multilingue, par son dynamisme peut être source de perturbation tant au niveau de la structure interne des langues qu’à celui des rapports externes entre ces langues. En effet, le multilinguisme peut être aliénant ou enrichissant, frustrant ou valorisant. Si l’on fait la balance entre diverses tendances, on s’apercevra qu’il n’est pas encore possible d’en tirer un solde positif. Il faut donc organiser ce partenariat par un aménagement linguistique qui ne peut découler que d’une volonté politique claire qui tienne le plus grand compte de chaque situation. Dans cette perspective, la mise en place d’une politique intégrée[4] de la langue française semble une voie possible de solution pour une Francophonie en action.
- Politique intégrée de la langue française : une voie de solution ?
Comme on peut bien le voir, la question de la situation et du choix du français est une question à la fois politique, linguistique et culturelle. C’est une question fondamentale qui soulève le problème de son pouvoir créateur et des raisons sociales, politiques ou personnelles de son choix. Elle pose aussi le problème de l’avenir même du français. On peut penser au récent ouvrage de Jean-Louis Roy au titre interrogatif, Quel avenir pour la langue française ? Francophonie et concurrence culturelle au XXe siècle (Montréal, Hurtubise, 2010) et à l’ouvrage de Julien Kilanga Musinde Langue française en Francophonie. Pratiques et réflexions (Paris, L’Harmattan, 2009). Cet exercice de prospective a une certaine utilité qui consiste à mettre en lumière la confrontation des visions de l’avenir et souvent d’analyse des choix du présent et du passé. Au regard de la situation actuelle de la langue française dans le monde, la consolidation des choix actuels nécessite des stratégies fortes. La Francophonie qui considère la langue française comme langue en partage des pays membres et comme une langue à partager devra jouer à ce sujet un rôle important dans le domaine du rayonnement de cette langue. La communauté francophone constitue un réel atout pour la langue française. Mais la promotion institutionnelle de la langue serait vaine sans son usage et celui-ci est, en définitive, un acte individuel qui relève aussi de la responsabilité de chacun. Pour ainsi renforcer la position du français dans le monde et justifier le choix de cette langue, la Francophonie devra positionner la langue française comme espace de rencontre et d’échange de cultures différentes, sans rien sacrifier de leurs génies propres. La langue française dispose déjà d’une grande expérience dans ce domaine. Langue de la diversité culturelle, la langue française se doit de dialoguer avec les autres langues en établissant des synergies avec les langues de son environnement immédiat. L’enseignement du français serait un mode de distribution de cette interculturalité dans les différentes régions de son espace en veillant à ce que « la langue en partage et à partager » soit de plus en plus compétitive, comme langue du savoir et du savoir-faire, car la vitesse du développement technologique et industriel impose aujourd’hui aux langues un effort permanent d’adaptation aux réalités et aux enjeux de la société mondialisée multilingue. La vigilance s’impose pour éviter d’anéantir ce trésor dans le gouffre de la crise économique mondiale. Pour cela, cette politique intégrée de la Francophonie se décline en ces quelques points :
– Promouvoir la notoriété de la Francophonie institutionnelle
-Former à la Francophonie.
-Renforcer le sentiment d’appartenance à la Francophonie
-Promouvoir la langue française
-Instaurer la Francophonie de solidarité et politique
-Développer de nouveaux chantiers : l’éducation et l’économie
-Renforcer le rayonnement du français sur la scène internationale
-Adapter l’action multilatérale aux contextes linguistiques régionaux et nationaux
-Relever le défi politique du multilinguisme
-Consolider le français comme langue d’accès au savoir pour tous
-Mettre en valeur l’apport de la langue française au développement économique
-Valoriser l’usage du français dans tous les contextes
-Mettre en place un observatoire du français et du plurilinguisme
-Soutenir la création littéraire.
Pour conclure
Le plurilinguisme en Francophonie met en lumière le fait que la langue française, lien fondateur des pays membres de cet espace, coexiste avec les autres langues considérées comme partenaires avec lesquelles sont aménagées les relations de complémentarité et de coopération fonctionnelle. De là se dégagent deux constantes :la rupture avec la conception qui faisait du français le centre de tout en Francophonie et l’association du français avec les autres langues devenues un impératif majeur à organiser pour mettre ainsi en exergue la nécessité du plurilinguisme. Cette toile de fond conduit à une question fondamentale : « Comment promouvoir le plurilinguisme tout en consolidant la Francophonie » ? En effet, le fait que la Francophonie s’intéresse aux autres langues en promouvant la diversité linguistique dans son action peut étonner et même passer pour suspect. Cela peut donner l’impression que la francophonie intègre en son sein les germes de sa propre destruction. Et pourtant, la réalité est fonction du constat que la langue française n’est pas tombée sur une tabula rasa linguistique dans son expansion. En effet, dans l’espace francophone, la langue française cohabite avec d’autres langues avec lesquelles elle est en synergie pour maximiser la capacité de communication des locuteurs. Cette réalité existentielle se pose partout même si elle emprunte des accents différents. En réalité, le défi, c’est de parvenir à rationaliser ce sentiment diffus, de transformer le simple rapport de juxtaposition en une relation dynamique, pour davantage communiquer. Ce n’est donc pas tant le français en soi qui caractérise et détermine la Francophonie que sa coexistence avec d’autres langues. Le français doit compter de plus en plus avec les langues partenaires. Et donc l’intuition de la francophonie d’assumer son multilinguisme par le biais du partenariat des langues est une option réaliste. Si la Francophonie s’était faite insensible à la situation des autres langues spécifiques d’Europe, d’Afrique, des caraïbes, de l’Océan Indien et d’Asie Pacifique, elle se viderait de son contenu puisqu’elle se retrouverait en contradiction flagrante avec son propre discours de solidarité a. Organisation basée sur la solidarité linguistique, la Francophonie ne pouvait jouer à l’aveugle qui ne percevrait du paysage linguistique qui l’entoure que la seule langue française. Mais, s’il n’est pas contrôlé, le plurilinguisme, par son dynamisme peut être une source de perturbation tant au niveau de la structure interne des langues que sur le plan des rapports externes entre ces langues. Car le plurilinguisme peut être aliénant ou enrichissant, conflictuel ou convivial, frustrant ou valorisant. Mais, S’il est organisé, loin d’être une source de fragilité pour la langue française, en termes de partenariat des langues, le plurilinguisme offre les meilleures garanties à une solidarité assumée et aussi une assurance pour le français pour son rayonnement dans le monde. Le plurilinguisme saisi en termes de partenariat des langues pourra ainsi inspirer l’action de la Francophonie et consolider le rôle de la langue française comme vecteur d’expression des créateurs, de développement, d’éducation, et de communication de l’espace francophone.
Pendant longtemps, la langue française a été considérée comme un talent classique à acquérir. Dans le contexte actuel d’un monde mondialisé ,Comme on peut bien le voir, la Francophonie tout en reconnaissant la nécessité d’un partenariat prudent mais toujours actif avec l’anglais et les autres langues du monde et consciente des enjeux vitaux pour l’avenir de la langue française, met en place toutes les stratégies nécessaires pour se donner les moyens de renforcer la position du français sur la scène internationale à l’horizon 2050 pour qu’elle conserve les atouts qui, aujourd’hui ,lui confèrent encore un statut, des fonctions et un certain pouvoir d’influence face à l’anglais. De la sorte, la langue française, malgré l’émergence de l’anglais, demeurera une étoile dans le monde et ne pourra être atteinte par la boue[5] car « la boue n’atteint pas les étoiles »[6] et la langue française est bien une étoile qui doit garder son éclat.
Références bibliographiques
1.DIGARD, Jena Pierre, Rapport de la société des gens de lettres de France, décembre,2004
2.DUMONT, Pierre, Rapport des Etats généraux de l’enseignement de la langue française en Afrique subsaharienne francophone, Libreville ,2003.
3.KESTELOOT, Lilyan, « La nouvelle génération des écrivains négro-africains » in KILANGA, Julien et NDAYWEL, Isidore, Mondialisation, cultures et développement, Paris, Maisonneuve et La Rose, 2005, pp201-2008
- KILANGA, Julien, Langue française en Francophonie. Pratiques et réflexions, Paris, L’Harmattan, 2009
- KILANGA, Julien, « Pourquoi j’écris en français ? » in Présence Francophone. Ecriture et créativité en langue seconde, revue internationale de langue et littérature, N°82, Worcester, Collège of the Holy Cross, pp ;78-86
- KILANGA Julien et NDAYWEL Isidore, Francophonie et gouvernance mondiale, Paris, Editions Riveneuve,2014
MAURAIS, Jacques et al. L’avenir du français, Paris-Montréal, éditions Archives contemporaines-AUF,2008.
- ROY, Jean-Louis, Quel avenir pour la langue française ? Francophonie et concurrence culturelle au XXIème siècle, Montréal, Hurtubise, 2010
- RENARD, Raymond, Ethique de la Francophonie, Paris-CIPA, 2006.
- Diversité culturelle et linguistique : quelles normes pour le français, Paris, AUF,2001.
- Langue française dans le monde 2010, Paris, Nathan-OIF,2010
- 11. Langue française dans le monde 2014, Paris, Nathan-OIF,2014.
[1] Julien Kilanga, « Pourquoi j’écris en français ? » in Présence Francophone, Ecriture et créativité en langue seconde. revue internationale de langue et littérature,N°82,Worcester, Collège of the Holly Cross,pp78-86
[2] Voir à ce sujet Julien Kilanga Musinde, Langue française en Francophonie. Pratiques et réflexions, Paris, L’Harmattan,2009,196P.
[3] Amadou Touré, « Rapports langues africaines-langues partenaires » in Bulletin d’information N°001, Académie africaine des langues, décembre 2006, pp31-33.
[4]« Politique linguistique intégrée de promotion de la langue française » in Le français : une langue d’aujourd’hui et de demain, Paris, Organisation internationale de la Francophonie,pp2-10
[5] Julien Kilanga, Au creux de mon être (recueil de poèmes en français et en grec),Paris, Éditions du Cygne,2010.
[6] Julien Kilanga, « Aigle envoûtant » in Les affres du Crépuscule( poèmes),Lubumbashi, Editions du CIRIADA,1998,p.14.